23.

Le sergent Harry Stemkowsky perça consciencieusement le jaune de chacun des trois œufs remplissant l’assiette posée devant lui.

Il les recouvrit ensuite d’une généreuse couche de ketchup, avant de beurrer et d’enduire de confiture de fraises quatre moitiés de petits pains aux oignons tout juste grillées. Il était prêt.

Ce repas, un composé de hachis de corned-beef, d’œufs et de petits pains, était l’habituel petit déjeuner que Stemkowsky prenait dans son boui-boui attitré, le Dream Doughnut and Coffee, à l’angle de la 23e Rue et de la Dixième Avenue. Il avait pris son service pour les taxis Vétérans trois heures auparavant. Trois heures pendant lesquelles il n’avait pensé qu’à ce festin.

Chaque matin, tandis qu’il dévorait son petit déjeuner au Dream, Harry Stemkowsky ressassait invariablement les mêmes pensées…

C’était incroyablement bon d’être sorti de cet hôpital de vétérans de merde. C’était tellement génial d’être de nouveau vivant.

Il avait à présent une raison valable de s’accrocher à la vie…

Et il devait tout cela au colonel David Hudson. Qui se trouvait être à la fois le meilleur soldat, le meilleur ami et l’un des meilleurs hommes que Stemkowsky eût jamais rencontrés. Le colonel Hudson avait offert à tous les vétérans une deuxième chance. Il leur avait offert la mission Green Band pour qu’ils prennent enfin leur revanche.

Plus tard dans la matinée de ce même jour, alors qu’il slalomait dans l’épaisse couche de neige fondue recouvrant Jane Street, dans West Village, le colonel David Hudson se demanda s’il n’était pas victime d’hallucinations.

Passant la tête par la vitre à moitié baissée de son taxi, saisi par la pluie battante et le vent glacé lui fouettant le visage, il cria :

— Vous allez rouiller, sergent ! Voulez-vous rentrer, nom de Dieu !

Le vieux fauteuil roulant cabossé de Harry Stemkowsky était solidement planté sur le trottoir, juste devant l’entrée du dépôt des taxis Vétérans. Le sergent s’y tenait recroquevillé, tel un zombie, sous la pluie battante.

Hudson trouva ce spectacle extraordinairement émouvant, assurément plus triste qu’insolite. Comme un point final à ce qui avait été irrémédiablement perpétré au Vietnam : Harry Stemkowsky, en un instantané aussi poignant que n’importe quelle image de blessé immortalisée par un reporter dans la zone des combats de l’Asie du Sud-Est.

Hudson sentit les muscles de ses mâchoires se contracter et une fureur qui venait de loin commença à monter en lui. Il lutta pour la réprimer. Ce n’était pas le moment de laisser libre cours à ses sentiments personnels. Ce n’était pas le moment de se complaire dans une vieille et vaine colère.

Quand David Hudson arriva devant la porte patinée du dépôt, un large sourire fendait le visage de Stemkowsky.

— Vous êtes réformé à vie pour raisons psychiatriques, sergent. Vous avez définitivement perdu la tête, décréta Hudson. Aucune justification n’est recevable.

En réalité, un sourire se dessinait sur ses lèvres. Il savait pourquoi Stemkowsky l’attendait dehors ; il connaissait tous ces vétérans, maintenant, aurait pu réciter par cœur l’histoire de leurs vies à jamais brisées. Il se flattait de connaître chacun d’eux aussi bien qu’il connaissait leurs antécédents militaires respectifs.

— Je-je vou-voulais être i-i-ici qu… quand vous arriveriez. C’é-c’é-tait juste p-p-pour ça, co-co-colonel.

Hudson se radoucit :

— Ouais, je sais, je sais. Ça fait du bien de vous revoir, sergent. Même si vous vous conduisez toujours comme un vrai con.

Poussant un bruyant soupir, le colonel Hudson se pencha brusquement et, avec son puissant bras valide, souleva aisément les soixante-deux kilos de Harry Stemkowsky.

Ce dernier était invalide depuis l’offensive du printemps 1971. En outre, il bégayait violemment et incurablement, depuis qu’il avait reçu dix-sept balles d’un fusil automatique soviétique SKS. Quelques mois auparavant, Stemkowsky était encore une pitoyable loque.

Tout en montant l’escalier exigu et piqué par l’humidité, à l’intérieur du local des taxis et coursiers Vétérans, Hudson décida de ne plus penser au Vietnam. Ils étaient censés être en permission et se retrouver pour célébrer le succès de la première partie de la mission Green Band.

La chanson « Bad to the Bone », de George Thorogood, beuglait dans la pièce au-dessus. Bonne chanson. Très bon choix.

— Voilà le colonel !

Lorsque Hudson pénétra dans la grande pièce aux murs d’un jaune blafard, au premier étage, il fut accueilli par des cris de joie perçants et des acclamations. Pendant un court instant, cette clameur s’embarrassa. Puis il songea au fait qu’il avait donné à tous ces hommes un second souffle, un objectif qui transcendait l’amertume rapportée du Vietnam.

— Le colonel est arrivé ! Le colonel est là !

— Oh, merde ! Planque le Johnny Walker… Non, je plaisante, colonel.

— Alors, comment ça va, Bonanno ? Et toi, Haie ? Et toi, Skully ?

— Colonel… On a réussi, nom de Dieu ! Pas vrai ?

— Oui, on a réussi. Jusqu’à présent, en tout cas.

— Colonel ! C’est génial de vous voir. Tout a marché exactement comme vous l’aviez dit !

— Ouais. La partie facile de l’opération s’est vraiment bien déroulée.

Vendredi Noir
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